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Appel
Date limite de soumission : vendredi 7 janvier 2022
Comme hier avec le Plan Marshall, l’innovation technologique est aujourd’hui présentée comme la principale solution aux problèmes agricoles et alimentaires de notre temps. L’agriculture connectée, l’usage de drones et les biotechnologies doivent permettre d’affronter les problèmes globaux tels que le changement climatique, la sécurité alimentaire, la prévention des risques sanitaires, etc., sans affecter pour autant la compétitivité de l’agriculture française. Bien que ses promoteur·rices assignent volontiers un tel rôle politique à la machine agricole, cette dernière échappe encore largement à la recherche en sciences sociales. Les études rurales ont peu traité des industries « amont », à l’exception des travaux de plusieurs économistes de l’INRA dans les années 1970-1980 (Bourdon, 1975 ; Byé, 1979 ; Bonnaud et al., 2020). Cela paraît d’autant plus problématique que d’autres approches, sociologiques et historiques, centrées sur les questions sanitaires et environnementales, les contestations, les mobilisations et les régulations auxquelles elles donnent lieu, montrent bien que les logiques industrielles exercent une emprise forte sur les pratiques agricoles et leur encadrement (Bonneuil et Thomas, 2009 ; Jackson, 2016 ; Jas, 2001). Cette emprise est d’autant plus forte que les industries « amont » – semences, engrais, pesticides, aliments du bétail, et machinisme – sont de plus en plus concentrées à l’échelle globale (Mooney et al., 2017), sans toutefois que leur fonctionnement interne, leur construction sociopolitique, leur soubassement métabolique et leurs effets sociaux et environnementaux fassent l’objet d’une attention renouvelée de lapart des sciences sociales. Par exemple, en France, la vente d’agroéquipements (tracteurs, machines de récolte, robots de traite, etc.) est dominée par quelques grandes firmes multinationales qui détiennent à elles seules l’essentiel des parts de marché. Une première question, apparemment triviale mais encore mal documentée, consiste dès lors à se demander comment les transformations de cette filière industrielle ont-elles historiquement affecté et affectent aujourd’hui les modèles productifs et les métiers agricoles ? Réciproquement, dans un contexte politique où les injonctions au verdissement – avec toutes les ambiguïtés que ce terme peut recouvrir – se font de plus en plus pressantes, comment des préoccupations et des normes environnementales sont-elles intégrées dans les promesses de l’agromachinisme ? Ce questionnement est au cœur du projet collectif Polma (Politiques de la machine agricole), qui a bénéficié de financements de l’IFRIS et de la Fondation de France depuis 2018, et qui rassemble des chercheuses et des chercheurs à la croisée de l’histoire et de la sociologie. L’ambition de ce projet est de mettre à profit les outils et les méthodes des sciences sociales pour décaler le regard par rapport à la littérature existante sur les technologies agricoles. Cette dernière est souvent centrée sur la question des déterminants du changement technique et de l’implémentation des technologies numériques (Bellon-Maurel et Huyghe, 2016 ; Daniel et Courtade, 2019 ; Laborde, 2012), mais se montre peu attentive à la genèse sociopolitique de la trajectoire machinique de l’agriculture française, ni même à la construction des politiques publiques ou des politiques industrielles qui dessinent pourtant son futur technologique. Le colloque sera l’occasion de présenter des travaux réalisés dans le cadre de ce projet, mais aussi de rassembler plus largement des études qui prennent pour objet la machine agricole ou qui saisissent cette dernière à partir de problématiques connexes (foncier, travail agricole, conseil, environnement, etc.), ancrées aussi bien dans les STS qu’en histoire ou en sociologie économique, sociologie de l’action publique ou sociologie du travail. Cette pluralité d’approches permettra d’engager une réflexion générale sur le rôle donné aux machines dans les politiques de transition agroécologique, qu’elles soient portées par des organisations productives (coopératives, industries agro-alimentaires, négoces) ou par des politiques publiques (agricoles, mais aussi industrielles et environnementales).
Le colloque s’organisera autour de trois principaux axes de réflexion :
Le premier axe, historique, invite à dénaturaliser la formidable motorisation agricole de l’après 1945, à lui retirer son caractère de nécessité technique et économique évidente, de « modernisation inéluctable » (Lyautey, Humbert, Bonneuil, 2021), en donnant à voir les choix de société engagés, les rapports de force rarement explicités (Jarrige, 2009), les alternatives délaissées et les controverses oubliées qui jalonnèrent son développement (Pessis, 2021). Des études de cas à l’échelle territoriale ou sectorielle sont particulièrement attendues.
On cherchera tout d’abord à expliciter les choix opérés depuis les années 1940 en faveur de machines agricoles à la puissance croissante (Reboul, 1978), à analyser les jeux d’acteurs entre constructeurs, recherche publique, profession agricole, associations socio-professionnelles, etc., ainsi qu’à rendre compte des visions du monde en compétition et des identités professionnelles en recomposition. On se demandera par exemple comment s’organise la prescription et son jeu d’acteurs ? Comment l’usage des machines est-il « opérationnalisé » (analyse du monde social de la machine agricole : constructeurs,concessionnaires, recherche, essais techniques, définition d’itinéraires d’usage des machines, etc.) ? Une attention particulière pourra être accordée aux initiatives des firmes agricoles et des industries pétrolières,ainsi qu’aux experts (spécialistes du génie rural et du machinisme agricole, économistes ruraux, conseillers de gestion, etc.) qui s’imposent comme acteurs incontournables dans la prescription des machines agricoles et la construction de leur rentabilité. Il pourra également s’agir de revisiter la « fin des paysans » par des perspectives qui mettent au premier plan l’équipement machinique et ses effets (endettement, hétéronomie, etc.).
Une autre série de questionnements portera sur le nouveau régime socio-métabolique et socio-énergétique sur lequel s’appuie la motorisation (Harchaoui et Chatzimpiros, 2019 ; Daviron, 2020) : comment se construit la disponibilité et le faible coût de l’énergie fossile ? Quels sont les effets du déploiement d’une puissance motorisée dans les espaces ruraux en termes de paysages, de pratiques agricoles, et de flux de matière ? On pourra aussi se demander si les formes alternatives de développement territorial ont été couplées à des usages différents des machines, ou si au contraire les formes d’écologisation de l’agriculture ont alimenté un équipement machinique croissant ?
On s’intéressera également aux controverses oubliées qui jalonnèrent le développement de la mécanisation, et à l’étude, de façon « symétrisée » (sans préjuger d’une rationalité supérieure de la mécanisation maximale ou de la motorisation), des alternatives et des autres voies possibles de développement agricole qui furent promues (persistance d’innovations dans le domaine de la traction animée, promotion d’un matériel plus léger ou polyvalent, valorisant d’autres chaînes d’innovation, de production ou de distribution, etc.). Alors que les politiques d’agro-équipement sont l’objet de vives critiques (économiques, sociales et environnementales) dès la fin des années 1940, quels arguments et quelles arènes socio-politiques, quels acteurs et quels types d’expertises, quelles expériences sociales, etc., contribuent à réassurer le machinisme agricole et à l’ériger, par-delà le choc pétrolier et les réformes successives de la PAC, comme vecteur privilégié de transformation rurale ?
Le deuxième axe s’intéresse aux politiques contemporaines de l’innovation agricole et à leur mise en œuvre. Si les instruments de soutien à l’investissement productif se sont réorientés depuis les années 2000 vers l’écologisation des pratiques, le soutien public à l’augmentation de la puissance des machines agricoles perdure à travers des mesures fiscales et comptables, moins publicisées mais qui touchent davantage d’exploitations, telles que la déduction fiscale pour investissement, ou l’exonération de la taxesur les carburants (Delaire et al., 2011). Il s’agit donc tout d’abord de comprendre l’économie politique des instruments de soutien à l’agroéquipement, en analysant sur les dernières décennies leur poids relatif et leurs effets sur les exploitations. On s’intéressera particulièrement ici aux instruments de politique publique, tels que les listes de matériels subventionnés, à leur genèse aussi bien qu’à leurs usages :quelles logiques, quelles expertises sollicitées ? Quelles évolutions au cours du temps ? Quels liens entre politiques publiques et entreprises d’agro-fourniture ? Comment tout ceci s’inscrit-il dans des orientations nationales et européennes (évolutions du second pilier de la PAC, définition des critères d’éligibilité, etc.) ?
Ce deuxième axe vise également à interroger l’économie spécifique de la "datafication" (Sadowski, 2019) ou mise en données de l’agriculture. Celle-ci est aujourd’hui au cœur de promesses nombreuses et parfois divergentes des pouvoirs publics et des industriels. Des capteurs aux robots en passant par les logiciels d’analyse de données, elle est promue comme le moyen de favoriser à la fois le maintien d’une productivité élevée, la sécurisation de la santé humaine et la préservation de l’environnement (Bronson et Knezevic, 2016). À ce titre, elle bénéficie d’un important soutien financier, à la croisée des secteurs public et privé. Nous accueillons donc des communications proposant d’enquêter sur ces initiatives et sur les dispositifs concrets qu’elles produisent, afin de déconstruire l’évidence générale qui fait du numérique la solution à tant de défis de l’agriculture contemporaine. On s’intéressera notamment ici aux stratégies des pôles de compétitivité, véritables aiguilleurs de la dépense publique en la matière, ainsi qu’aux réseaux qui émergent entre start ups technologiques, organismes agricoles et agriculteur·rices, afin de saisir les nouvelles relations de dépendance, coopération et compétition qui en résultent.
Le troisième axe de réflexion porte sur l’économie des machines agricoles et les transformations du travail en agriculture qu’entraîne une mécanisation croissante des exploitations. Les travaux portant directement sur l’industrie du machinisme agricole seront particulièrement bienvenus, d’autant plus quele cas français reste peu documenté depuis les années 1980. Surtout, il s’agit de croiser l’analyse des relations marchandes au sein de la filière du machinisme agricole (économie des concessions, stratégies industrielles, rôle des principaux prescripteurs), développée dans le projet Polma, avec un questionnement sur les usages des machines, les transformations du travail qui en résultent et les éventuelles réappropriations qu’elles suscitent. Il s’agit ici ainsi moins de lister les déterminants du changement technique que de replacer ces usages dans un faisceau de contraintes organisationnelles, professionnelles, et économiques.
Les machines donnent-elles lieu à des sociabilités professionnelles spécifiques (réseaux d’entraide, fréquentation des foires et des salons, etc.) et plus généralement, quel rôle jouent-elles dans la construction de l’identité professionnelle des agriculteur·rices (Saugeres, 2002) ? Le choix des équipements est-il le produit des sociabilités de la famille, de l’école, des voisin·ne·s et du réseau professionnel (Champagne, 2002) ? Nous nous demanderons également si l’allongement de la formation professionnelle, les nouvelles pratiques venant de l’implantation croissante de néo-ruraux·ales, le nouveau « modèle d’entreprise » des exploitations agricoles (Purseigle et al., 2017) a modifié le rapport aux machines héritées des « Trente Glorieuses ».
Le développement de technologies connectées dans les exploitations agricoles et les technologies embarquées dans les tracteurs (logiciels de gestion des cultures, drones et capteurs pour mesurer la croissance des plantes, etc.) transforment les machines agricoles traditionnelles en centres de pilotage de plus en plus automatisés et l’agriculteur·rice en « berger des machines » (Mumford, [1950] 2016). Dans la perspective initiée par d’autres travaux sur la dynamique de l’évolution des pratiques agricoles (Aulagnier et Goulet, 2017 ; Goulet et Vinck, 2012 ; Lamine, 2012), de telles transformations technologiques appellent à une étude approfondie de leurs effets sur la profession : les professionnel·les se trouvent-il·elles dépossédé·es de manière croissante des choix technologiques qu’il·elles opèrent ? Quel est le rôle des entrepreneurs de travaux et des CUMA dans ces processus, et plus généralement, comment articuler mécanisation et délégation de certaines tâches au sein ou à l’extérieur des exploitations agricoles ? Les approches mettant l’accent sur les enjeux de la maintenance des matériels et les formes de bricolage sont également les bienvenues.
Modalités de soumission et calendrier
Les communicant·es sont invité·es à inscrire leur proposition dans un ou plusieurs des axes proposés. Les propositions - comportant un résumé (une page maximum), des références bibliographiques (5 à 10) et une présentation de l’auteur (quelques lignes) - sont à envoyer au plus tard le 7 janvier 2022
aux membres du comité d’organisation :
sylvain.brunier chez sciencespo.fr
bkotras chez gmail.com
celine.pessis chez inrae.fr
samuel.pinaud chez dauphine.psl.eu
La langue principale du colloque sera le français, mais les communications en anglais sont bienvenues.
Le comité scientifique donnera son retour avant fin janvier.
Les communications de jeunes chercheur·euses sont particulièrement bienvenu·es.
Les financements dont nous disposons ne nous permettent malheureusement pas, sauf exception, de prendre en charge les frais de transport et de séjour des participant·es.
Il sera demandé aux intervenant·es retenu·es par le comité scientifique d’envoyer un texte complet avant le 15 mai 2022 (entre 25 et 50 000 signes), pour le faire circuler aux collègues intervenants dans la même session, et en vue de possibles publications à suivre rapidement.
Colloque
16-17 juin 2022 (Université Paris Dauphine)
Page créée le mercredi 21 juillet 2021, par Dominique Taurisson-Mouret.