Accueil ▷ Actualités ▷ Actualités
Appel
Date limite de soumission : lundi 15 juillet 2019
Journée d’étude organisée, avec le soutien du LabEx EHNE, par Clément Fabre, Christophe Granger et Mathieu Marly
Discours inaugural d’Ann Laura Stoler (The New School for Social Research)
Lieu : Maison de la Recherche, Université Paris-Sorbonne, 28 rue Serpente, Paris.
Date : 21-22 novembre 2019
Les propositions de communications devront être envoyées à l’adresse suivante : difference.corps chez gmail.com
Des post colonial studies à l’histoire de la pensée raciale, nombreuses sont les études qui ont exploré la manière dont s’est construit l’Autre corporel de l’Europe. Elles ont souligné la façon dont la forme du crâne ou des yeux, la couleur de la peau et la présence de marques ou de tatouages, mais aussi la tenue vestimentaire, l’hexis ou l’appétit sexuel présumé des populations extra-européennes ont pu tenir lieu de principe de classification et de construction de l’altérité. En étudiant aussi bien la mise en spectacle des corps rapportés du Pacifique au sein des cours européennes de la fin du XVIIIe siècle1 que la construction des questionnaires ethnographiques du XIXe siècle2, elles ont montré aussi comment cette mise en exergue des indices d’une corporéité autre a progressivement défini en retour l’identité corporelle des Européens. Plus rares sont en revanche les travaux à s’être penchés sur l’ordinaire des usages, sur la façon dont la différence des corps intervient en pratique dans les interactions qui se jouent entre les Européens et les populations extra-européennes de leurs empires coloniaux.
Plutôt que l’ordre savant, politique ou idéologique des classifications raciales et racialisantes3, c’est ici le sentiment de la différence corporelle saisi dans le quotidien des échanges ordinaires qui retiendra notre attention4. Depuis le choc des premières rencontres jusqu’au malaise diffus que suscite la confrontation d’habitus désajustés5, il s’agira de traquer l’impression de ce décalage des corps, la façon dont les acteurs européens rendent compte de cette différence, mais aussi les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour dépasser ce malaise et trouver le terrain d’une interaction maîtrisable.
Certains travaux historiques se sont penchés sur cette différence des corps, mais surtout pour évoquer leur métissage et la transgression de leurs frontières, depuis la crainte de la « contagion culturelle » des enfants par leurs nourrices indigènes dans les Indes néerlandaises6 jusqu’à l’hybridation corporelle des fonctionnaires britanniques gone native aux Indes7, en passant par la tentative de passing racial de William Ellis dans le Texas du début du XXe siècle8.
La manière dont est géré au quotidien, et à hauteur d’échanges sociaux, le décalage des apparences et des habitus a en revanche été largement ignorée par les historien.ne.s. Les travaux des sociologues et des ethnographes, qui ont su ces dernières décennies en faire des instruments d’analyse, invitent pourtant à s’en saisir. L’enjeu de l’accès au « terrain » a en effet logiquement poussé de nombreux.ses chercheur.e.s à réfléchir à la mise en jeu de leur apparence et de leur habitus dans les interactions qu’ils.elles cherchaient à analyser. Loïc Wacquant souligne ainsi que le succès de son observation dans un gym du ghetto noir de Chicago est largement imputable au fait qu’il n’avait pas « l’hexis de l’Américain blanc moyen qui marque continûment, fut-ce à son corps défendant, la frontière infranchissable entre les communautés »9, tandis que Stéphane Le Lay explique par le trop grand décalage séparant son habitus de celui des éboueurs parisiens l’échec de l’observation participative tentée parmi eux10.
Au-delà de cette confrontation personnelle des chercheur.e.s à des corps autres, plusieurs travaux se sont penchés sur les interactions mettant en jeu un décalage des corps. Décalage social à la caserne11 ou sur la plage12, ou décalage ethnique comme dans le milieu des toxicomanes de San Francisco, où Philippe Bourgois et Jeff Schonberg ont su analyser la mobilisation des différences de couleur de peau, de soin de l’hygiène et de l’apparence, d’attitude et de posture dans la cristallisation des tensions quotidiennes entre toxicomanes noirs, blancs et latinos13. Les études consacrées au tourisme, et aux rencontres sociales et culturelles qu’il occasionne, se sont également penchées sur ce décalage des corps, depuis les stratégies d’euphémisation des différences sociales dans les maisons d’hôtes14 jusqu’à l’ « enchantement » de la rencontre par l’adoption de pratiques corporelles caricaturales destinées à flatter le désir d’exotisme du touriste15.
L’histoire des empires coloniaux, c’est le pari de cette journée d’études, peut puiser dans ce genre de problématisation des échanges ordinaires de quoi explorer les différents modèles interprétatifs, entre préjugés raciaux et sociologie spontanée, que les Européens mettent en œuvre pour rendre compte de la différence des corps, mais aussi la variété des stratégies mobilisées par les acteurs, autant européens qu’extra-européens, pour faciliter l’interaction, ou au contraire pour tirer profit du décalage des cultures somatiques : entre self-fashioning et passing, refus d’adopter les marques de déférence ou de politesse attendues et même recours à des insultes dissimulées, quels comportements corporels sont ainsi adoptés, abandonnés ou infléchis au bénéfice de l’échange qui se joue en situation ?
Il s’agit en somme, sans tomber dans le fantasme du métissage cher à Serge Gruzinski16 ou de ce middle ground théorisé par Richard White17, de prolonger dans l’étude des empires coloniaux contemporains l’analyse de ces complexes jeux corporels étudiés, à l’époque moderne, par Stephen Greenblatt pour ce qui est du langage corporel18, par Romain Bertrand dans ses développements sur les stratégies vestimentaires déployées par les Européens dans leur rencontre avec les Javanais, et les impairs qui la jalonnent19, ou encore par Gilles Havard lorsqu’il explore la place du mimétisme dans les interactions franco-amérindiennes20.
Si l’une des voies de ce vaste questionnement tient à la fréquentation des travaux sociologiques, il n’est bien sûr pas question pour autant d’occulter les spécificités de la démarche historienne dans l’appréhension de ces interactions et stratégies corporelles. Privé de l’observation in situ, l’historien.ne n’y a accès en effet que par leur mise en récit où, souvent, la mise en jeu des corps peut opérer comme ressort narratif et symbolisation commode de la différence entre colons et colonisés. Il s’agira donc de réfléchir indissociablement au sentiment et à la gestion de la différence corporelle qui se réalisent dans l’interaction, à la gamme des sources et des dispositifs descriptifs où l’historien.ne peut venir les traquer et aux méthodes qu’il lui faut mettre en œuvre pour comprendre ce qui peut bien relier les premiers aux seconds.
Les communications de ces journées d’études feront l’objet d’une publication en ligne sur l’encyclopédie EHNE (Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l’Europe)
Liste indicative de situations de rencontre, d’interaction en contexte colonial :
rencontres diplomatiques et contraste des étiquettes
prise de possession des terres lointaines, stratégies de maintien de l’ordre et rencontres entre soldats européens et indigènes au sein des structures militaires coloniales
stratégies d’apparence de la part des Européens et des populations extra-européennes pour faciliter les interactions (tenue vestimentaire, politesses et techniques du corps)
interactions médicales
interactions entre maîtres européens et domestiques indigènes
interactions dans divers lieux de rencontre : marchés, administrations, etc.
différence des corps dans la rencontre intime, dans la rencontre sportive, etc.
malentendus et expérience malheureuse dans la lecture des différences corporelles
Les propositions de communications (titre, résumé d’une page maximum, bref CV) devront parvenir aux organisateurs, en français ou en anglais, le 15 juillet 2019 au plus tard. Chacune sera examinée et évaluée par deux membres du comité scientifique. Les communications pourront se faire en français ou en anglais, et devront durer 30 minutes chacune.
Comité scientifique :
Romain Bertrand
Hélène Blais
Altaïr Despres
Clément Fabre
Christophe Granger
Mathieu Marly
Emmanuelle Saada
Pierre Singaravélou
Ann Laura Stoler
Isabelle Surun
Sylvie Thénault
Romain Tiquet
Christina Wu
Comité d’organisation :
Clément Fabre
Christophe Granger
Mathieu Marly
1Sur le cas exemplaire d’Omai, voir Hariet Guest, « Curiosly marked : tattooing, masculinity, and nationality in eighteenth-century british perceptions of the South Pacific », in John Barrel (dir.), Painting and the Politics of Culture, 1750-1850, Oxford, Oxford University Press, 1992.
2Nélia Dias, La Mesure des sens. Les anthropologues et le corps humain au XIXe siècle, Paris, Aubier, 2004.
3Par exemple : Emmanuelle Saada, « Race and sociological reason in the Republic : Inquiries on the Métis in the French Empire, 1908-1937 », International Sociology, n° 17-3, 2002, p. 361-391.
4On adopte ici le terme générique d’interaction pour désigner, à la suite d’Erving Goffman, le fait, dans un monde social, d’« avoir des contacts, face à face ou médiatisés, avec les autres ». Voir Erving Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974 [1967], p. 9.
5Par exemple : Alex Calder, Jonathan Lamb et Bidget Orr (dir.), Voyages and Beaches : Pacific Encounters, 1769-1840, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1999.
6Ann Laura Stoler, La chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial [2002], Paris, La Découverte, 2013, p. 163 sq.
7Elisabeth M. Collingham, Imperial Bodies. The Physical Experience of the Rak, c. 1800-1947, Cambridge, Blackwell, 2001
8Karl Jacoby, The Strange Career of William Ellis : The Texas Slave Who Became a Mexican Millionaire, New York, W.W. Norton, 2016
9Loïc Wacquant, Corps & âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur [2000], Marseille, Agone, 2002, p. 12.
10Stéphane Le Lay, « Enseignements empiriques et éthiques d’une biffe sociologique parmi les éboueurs parisiens », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2014/5, N°205, p. 120-131.
11Louis Pinto, « L’armée, le contingent et les classes sociales », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1975/3, N°3, p. 18-40. Mathieu Marly, « Faire son lit pour être un homme. Genre, classes et routine ménagère dans les casernes françaises de la Belle Époque », Genèses, 2018/2, N° 111, p. 9-29.
12Patrick Champagne, « Les paysans à la plage », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1975/2, N°2, p. 21-24. Christophe Granger, La Saison des apparences. Naissance des corps d’été [2009], Paris, Anamosa, 2017.
13Philippe Bourgois et Jeff Schonberg, « Un “Apartheid intime”. Dimensions ethniques de l’habitus chez les toxicomanes sans-abri de San-Francisco », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2005/5, n°160, p. 32-44.
14Christophe Giraud, « Recevoir le touriste en ami. La mise en scène de l’accueil marchand en chambre d’hôtes », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2007/5, N°170, p. 14-31.
15Nadège Chabloz, « Le malentendu. Les rencontres paradoxales du “tourisme solidaire” », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2007/5, N°170, p. 32-47.
16Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.
17Richard White, The Middle Ground : Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
18Stephen Greenblatt, Marvelous Possessions. The Wonder of the New World, Chicago, University of Chicago Press, 1991.
19Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2011.
20Gilles Havard, « Le rire des jésuites. Une archéologie du mimétisme dans la rencontre franco-amérindienne (XVIIe-XVIIIe siècle), Annales HSS, 2007/3, p. 539-573.
Colloque
21-22 novembre 2019 (Université Paris-Sorbonne)
Page créée le mardi 19 novembre 2019, par Dominique Taurisson-Mouret.