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Zoom sur la thèse de Hend Guirat, La peine de mort en Tunisie sous le protectorat. Les condamnations prononcées par la justice pénale française (1883-1955) (EHESS, 2014)

- Article de Sophie Victorien pour le site Criminocorpus
- Thèse codirigée par Ali Noureddine (Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse, Tunisie) et François Georgeon (EHESS, Paris), soutenue le 8 juillet 2014 à l’EHESS

« La Tunisie passa sous la tutelle du gouvernement français en vertu du traité du Bardo signé, le 12 mai 1881. Le choix d’un régime politique particulier – le protectorat – a déterminé le modèle judiciaire à appliquer dans ce pays où la souveraineté est, en théorie, partagée entre deux autorités : une française et une autre tunisienne. Aussi, l’institution de la justice française n’entraîne pas la suppression des tribunaux beylicaux : sur un même territoire se côtoient deux juridictions appliquant des lois et des codes qui leur sont propres.

Créée par la loi du 27 mars 1883, la justice pénale française de Tunisie avait eu pour tâche, à ses débuts, de juger les crimes commis entre Français. Sa compétence a été ensuite étendue, par étapes, aux Européens d’abord, puis aux Tunisiens. Le gouvernement du protectorat a institué, non pas des cours d’assises, mais des tribunaux criminels. De 1883 à 1955, quatre tribunaux français ont été créés dans les principales villes de la Régence : Tunis (1883), Sousse (1887), Sfax et Bizerte (1941). Les tribunaux criminels étaient chargés de juger, en dernier ressort, les personnes poursuivies pour des infractions qualifiées de crimes par les dispositions du Code pénal français en vigueur (Code pénal de 1810).

Cette thèse se propose d’étudier les peines capitales prononcées par une justice « ordinaire » – c’est-à-dire des tribunaux de droit commun – dans un contexte colonial. La période dans laquelle elle se situe débute en 1883, l’année de l’installation de la justice française, et s’achève par la signature des premières conventions judiciaires entre la France et la Tunisie, en juin 1955. Ces conventions entraînent la cessation « graduelle » du fonctionnement des tribunaux français. La Tunisie devient indépendante une année plus tard, le 20 mars 1956. Couvrir toute la période du fonctionnement de la justice française répond au souci d’étudier la peine de mort en fonction de l’évolution politique du protectorat ; en se posant par exemple la question de savoir si la peine capitale a été prononcée et/ou exécutée dans des périodes plus que dans d’autres ; savoir également si le pénal a été instrumentalisé durant les périodes de crises politiques.

La première partie de cette thèse a été consacrée aux principaux éléments constitutifs d’une affaire criminelle : Le crime, le criminel et la victime. Les statistiques des condamnations à mort indiquent que la justice française n’a pas toujours fait preuve de la même rigueur tout au long de la période du protectorat. La courbe des condamnations évolue au rythme de la stigmatisation de certaines communautés à des fins purement diplomatiques et politiques. Dans les premiers temps de l’occupation française, la peine capitale a été prononcée essentiellement à l’encontre des Italiens. Ce qui n’est pas surprenant lorsqu’on sait comment le péril italien a été instrumentalisé par la presse et de larges secteurs de la colonie française de Tunisie. En revanche, les crimes commis par les « indigènes » semblent très peu préoccuper les milieux politiques et les journaux modérés. À la fin du XIXe siècle, la tendance générale s’inverse : le nombre le plus élevé de peines capitales a été prononcé à l’encontre des « indigènes » ayant commis des crimes sur des Français ou des Européens. La menace réelle ou supposée de la communauté musulmane, constamment dénoncée par quelques journaux, trouve son prolongement dans le prétoire

La deuxième partie, La phase judiciaire du crime : entre normes et pratiques, propose d’étudier la procédure suivie par les tribunaux criminels de la Régence de la découverte du crime jusqu’au prononcé de la condamnation à mort. La problématique soulevée est celle du transfert d’institutions métropolitaines en territoire tunisien. Comment la justice pénale française a-t-elle été transplantée dans un contexte colonial ? Comment a-t-elle été adaptée en fonction de la perception que l’on avait des mœurs et des coutumes des « indigènes » ?

L’opposition entre « normes juridiques » et « pratiques judiciaires » est le fil directeur de notre réflexion tout en prenant pour angle d’observation principal et systématique les cas où la peine capitale a été prononcée. Durant toute la phase judiciaire du crime, la justice française s’est heurtée à des difficultés géographiques, budgétaires et ethniques. Si la législation française en Tunisie s’était inspirée du modèle métropolitain, certaines lois étaient considérées comme incompatibles avec la réalité locale, et surtout avec les intérêts de la colonisation. Le fonctionnement de l’appareil judiciaire en Tunisie sous le Protectorat permet d’entrer dans la logique des mécanismes et des hommes qui ont incarné le fonctionnement de la justice coloniale : les juges de paix, les magistrats, les assesseurs, les interprètes judiciaires…

La dernière partie, Grâce et exécution : « les deux faces » de la justice française, a été consacrée à l’après-condamnation. L’octroi de la grâce dépendait des considérations juridiques, politiques, mais aussi diplomatiques. En dépit des critiques récurrentes de la presse et des magistrats français, parmi lesquels se distinguait Paul Fabry, tous les Italiens ont été graciés : l’octroi de la grâce se fonde toujours sur l’article IX du protocole du 25 janvier 1884, signé entre la France et l’Italie.

Quant aux exécutions capitales, elles sont les mêmes que celles qui sont en vigueur dans la métropole : le condamné avait la tête tranchée. L’usage de la guillotine ne semblait poser aucun problème d’ordre législatif en Tunisie. Aucun texte de loi ne fixait les conditions du fonctionnement de la machine à décapiter. Le gouvernement du protectorat s’était implicitement basé sur la législation algérienne. La même machine et la même équipe d’exécuteurs installées à Alger devaient se rendre en Tunisie pour l’exécution de ceux qui avaient été condamnés à mort par les tribunaux français.

Au cours des premières années du protectorat, la guillotine avait été érigée sur des places publiques. Elle fut, par la suite, déplacée devant les établissements pénitentiaires. La loi métropolitaine du 24 juin 1939, qui interdit la publicité des exécutions capitales, fut appliquée en Tunisie. La presse livre des informations abondantes sur le réveil du condamné, l’annonce de l’exécution, la présence du confesseur, l’ultime toilette, la marche inexorable du condamné vers la guillotine, ses paroles, ses réactions…

Le dernier chapitre de ce travail a été consacré aux bourreaux, le dernier maillon d’un procès dont l’issue est la condamnation à la peine capitale. Ce chapitre a été élaboré en grande partie sur le témoignage de Fernand Meyssonnier, bourreau qui a pratiqué en Algérie et en Tunisie. Décédé en août 2008, il est le seul exécuteur français à avoir autant parlé de son « métier » ».


Page créée le mercredi 18 février 2015, par Dominique Taurisson-Mouret.


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