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Appel
Date limite de soumission : vendredi 30 juin 2023
Revue internationale des études du développement, 255, 2024
« Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, environ 866 millions de personnes de par le monde travaillent dans l’agriculture (FAO, 2022). Elles représenteraient 78 % de la population rurale mondiale et sont surtout présentes dans les différents Suds (Afrique, Asie du Sud-Est et Amérique latine). Produisant chaque année plus de 3 600 milliards de dollars de valeur, elles restent pourtant souvent pauvres, précarisées et vulnérables. En effet, leurs modes de vie et systèmes d’activité restent très dépendants de ressources naturelles (eau, forêts, terre) dont les difficultés de reproduction contribuent à les rendre plus fragiles et moins résilientes. Elles sont également les premières touchées par les chocs climatiques, l’insécurité foncière, les déprédations environnementales et les règles inégales des échanges (Ansoms, 2009).
L’ensemble de ces phénomènes contribuent à renforcer les conflictualités entre les communautés et entre les groupes sociaux, qui dégénèrent souvent en conflits violents du fait de la fragilisation ou du contournement des formes établies de régulation. Or, dans l’analyse de ces conflits dans la littérature, la paysannerie est souvent envisagée comme victime – parfois comme coupable, mais alors instrumentalisée, et plus rarement comme acteur à part entière ayant une agencéité propre (Nyenyezi Bisoka et al., 2021).
Dans le cadre de cet appel à contributions, nous souhaitons aborder les relations entre paysanneries et conflits avec toute la finesse d’analyse et l’empiricité nécessaires, en explorant la pluralité des répertoires et des modalités d’action pour identifier les marqueurs contextuels des trajectoires de crises violentes les impliquant à des degrés et sous des formes diverses. Par conflit violent, nous entendons toute forme d’affrontement mobilisant une panoplie diversifiée d’armes et exerçant un effet déstructurant sur les systèmes agricoles, économiques et sociaux en place, visant parfois à les reconfigurer au profit de certains acteurs. De tels conflits peuvent être internes à certaines paysanneries, ou se situer à leur interface lorsque celles-ci sont instrumentalisées par des acteurs externes. D’autres peuvent naitre et se développer à l’extérieur du monde rural avant de les toucher. Ces conflits violents se situent souvent au carrefour d’un faisceau de facteurs et de processus : dynamiques de pouvoir liées à l’accès à la terre, cristallisation des différences identitaires et ethno-communautaires, problèmes de gouvernance.
Paysanneries[1] au cœur des conflits : un positionnement central mais ambivalent :
Au cours des dernières décennies, la littérature sur les conflits violents dans les pays du Sud a considérablement gagné en importance. Elle rend compte de la manière dont est perçue, catégorisée et analysée la place des paysanneries en sciences sociales. Ainsi, les discours dominants sur ces phénomènes en Afrique et en Amérique latine ont évolué au fil du temps, allant de l’accent mis sur les violences extrêmes (Verweijen, 2015 ; Múnera Ruiz & de Nanteuil, 2015), aux politiques de l’identité en tant que motif principal de la violence (Lemarchand, 2009), en passant par le rôle des incitations économiques, ou celui de « la course aux ressources » (Collier, 2009 ; Verweijen, 2015). Dans la littérature africaniste, les paysanneries sont souvent principalement présentées de manière stéréotypée et univoque : comme victimes impuissantes de conflits violents devant être aidées à tout prix (Hecker et al., 2013) ou comme complices opportunistes ou naïves, souvent manipulées par des entrepreneurs politiques locaux ou nationaux (Conca & Wallace, 2009 ; Stearns, 2021). Et, même lorsque l’impact de la violence sur les paysanneries est analysé, ces dernières sont souvent plutôt considérées comme des « figurantes » que comme des « actrices » à part entière, même si elles peuvent être majoritaires d’un point vue démographique (Veuillet, 2020).
Le tableau diffère cependant sensiblement pour ce qui est de l’Amérique latine et des Caraïbes, où ces mêmes paysanneries sont clairement identifiées, depuis le début des années 2000, comme actrices, notamment, des rébellions et des mouvements émancipateurs/révolutionnaires, souvent liés à des demandes de réforme agraire, et, plus récemment, en relation avec les politiques environnementales et de ressources naturelles.
Notre postulat est que les paysanneries ne constituent, nulle part, une catégorie ou un groupe hétéronome. Elles se déterminent de multiples manières, à travers une série de revendications, de mobilisations, d’innovations et un mode de vie particuliers (Peemans, 2002 ; Scott, 1985). Une analyse minutieuse des « réalités situées » historiquement, politiquement et géographiquement (Devine, Ojeda & Yie Garzon, 2020) doit pouvoir montrer que les paysanneries sont, in fine, des acteurs dynamiques qui (co-)façonnent les conflits et participent comme protagonistes aux différents processus qu’ils engendrent et subissent à la fois. Au cœur même des conflits armés, ces paysanneries s’organisent ou sont mobilisées aussi parfois pour penser et construire un ordre sécuritaire propre (Starn, 1999 ; Vlassenroot et al., 2022). Cette situation est perceptible par exemple dans le développement du vigilantisme (Hagberg et al., 2019, Poudiougou & Zanoletti, 2020, Soré et al., 2021) dont la paysannerie reste la zone d’ancrage. À travers les groupes de vigilantisme, la paysannerie répond à un ordre politique et sécuritaire souvent inopérant et inadapté.
Les conflits ruraux comme confrontation d’ordres sociaux, moraux et politiques :
En réaction aux approches théoriques sur les groupes et mobilisations armées (Shaw, 2000 ; Lenway et al., 2022 ; Vlassenroot, 2013), une nouvelle école de pensée a élaboré une sociologie des contestations armées. Selon cette perspective, un conflit armé devrait être considéré comme « la coexistence sur le même territoire national d’ordres sociaux concurrents engagés dans une relation violente » (Baczko & Dorronsoro, 2017 : 18). Ces ordres sociaux incluent une « économie de la violence », un référentiel propre relatif aux capitaux des acteurs et des institutions adaptés au contexte dans lequel évoluent ces derniers (Baczko & Dorronsoro, 2017). Le territoire national est considéré comme une coexistence de différentes arènes politiques avec des identités, des systèmes juridiques et normatifs et des rationalités différentes (Brabant & Nzweve, 2013). Dans ces domaines, les groupes armés non étatiques, les institutions coutumières, etc., se comportent comme des « autorités publiques ». Ils revendiquent une reconnaissance en tant qu’acteurs politiques légitimes négociant le pouvoir et l’autorité (Lund, 2013 ; Hoffmann et al., 2018). De telles relations sont qualifiées d’« hétérarchiques » (Hüsken, 2019), c’est-à-dire des relations imbriquées dans une multitude de hiérarchies, liées par des réseaux complexes avec diverses agrégations d’acteurs et de relations. Ces recherches négligent cependant encore largement la position et le rôle des paysanneries en tant qu’acteurs politiques et acteurs du politique, engagés directement dans la relation violente sur le territoire en question, ou indirectement par le soutien symbolique ou réel qu’ils apportent à l’un ou l’autre des protagonistes. Pour en rendre compte, il est nécessaire, dans les analyses des conflits, de déplacer la focale sur le point de vue des paysans.
Il faut aussi rappeler un biais fréquent dans la littérature sur les paysanneries. En effet, dès lors que des paysans prennent les armes, ils semblent subitement cesser d’être des paysans et deviennent, ipso facto, des membres de groupes armés, souvent considérés comme mus par des « instincts identitaires » (Kaldor, 2012). Dans les situations africaines, le terme « identitaire » est souvent un raccourci simpliste pour désigner tout ce qui est ethnicisé, en fonction d’une hiérarchie du « bien naître », de temporalités d’occupation ou d’identités territorialisées plus ou moins instrumentalisées. En revanche, en Amérique latine, l’hétérogénéité des paysanneries reçoit beaucoup plus d’attention, et d’autres fractures dans la société et la paysannerie sont analysées comme source des tensions (Edelman, 2013). Mais que nous apprennent ces tensions liées au caractère hétérogène des paysans et à l’existence de groupes distincts et protéiformes au sein même de la « paysannerie » sur le caractère politique de celle-ci ?
Il s’agira donc d‘analyser le rôle des paysanneries dans les conflits au prisme de la confrontation d’ordres sociaux, moraux et politiques au-delà de lectures simplistes et essentialistes en termes d’affiliations identitaires.
Matrices territorialisées comparées des conflits en Afrique et en Amérique latine :
Les conflits au sein/entre/avec des paysanneries ont des causalités, des manifestations, des dynamiques et des effets multiformes. Ainsi, en Afrique subsaharienne, on relève l’aggravation et l’essaimage de conflits communautaires, souvent anciens, entre groupes socio-professionnels, notamment éleveurs et agriculteurs, avec un renforcement de la violence (Ouédraogo, 2020). La terre et les ressources naturelles se retrouvent souvent sur la liste des causes majeures ou influentes des conflits (Chauveau, 2017). Dans certaines zones sahélo-soudaniennes, les conflits armés ont également des conséquences dramatiques sur les déplacements forcés de population. Dans la région des Grands Lacs, les enjeux économiques (agricoles et miniers) et géopolitiques semblent même nourrir une spirale de conflictualités et de conflits armés peu maitrisables (Reyntjens, 2009 ; Vogel, 2023).
Pour ce qui concerne l’Amérique latine, au-delà des conflits armés, la littérature a beaucoup insisté sur les mouvements paysans et les dynamiques de contestations plurielles. Elles visaient un ordre et un agenda néolibéral de modernisation, notamment pour ce qui est du secteur minier, forestier ou rural. Et ce sont souvent les peuples autochtones, soutenus par des ONG, qui ont produit la critique la plus radicale au carrefour des processus de privatisation, d’extractivisme et de développementisme (Delgado Pugley, 2019). Par ailleurs, ces paysanneries mobilisées ont également connu des évolutions en termes d’organisation du fait d’une connexion croissante au marché mondialisé (Salama, 2016). Au-delà des luttes contre l’accaparement des terres, l’agrobusiness, ces mouvements paysans luttent aussi contre la destruction territoriale de leur mode de vie (de Nanteuil et al., 2020). Ces revendications révélent des divergences aussi bien à propos de la gestion de l’accès et du contrôle des ressources que par rapport au contenu de l’économie morale (Scott, 1990).
Pour ce qui est de l’Afrique, l’analyse des relations entre paysanneries et conflits a évolué avec le temps. Dans les années 1960 et 1970, les articles traitent de révolutions et « jacqueries » paysannes, et le concept de « radicalisme rural » est forgé (Weiss, 1967). Dès la fin de cette période, la répression des rebellions paysannes (Mudinga, 2017) par les États indépendants détruit les espaces où ce radicalisme pouvait s’exprimer (Hoffmann et al., 2018). Ces répressions empêchent les mobilisations armées de la population (Van Acker, 2018). Cette situation laisse ensuite la place au réformisme, dès les années 1990 et de façon plus accentuée encore dans les années 2000 (Lecocq & Klute, 2019). Ce réformisme prend la forme du développement d’un discours paysan visant non point à questionner la légitimité de l’État mais à l’accompagner. Ce passage du radicalisme au réformisme a lieu dans un contexte d’effritement du cadre théorique marxiste qui associait lutte anticoloniale et révolution – toutes deux étant, par nature, radicales (Balibar, 1993). C’est à partir de cette période qu’une large partie de la littérature dans le domaine des peace and conflict studies a commencé à s’intéresser davantage aux effets des politiques modernisatrices sur les paysans – et beaucoup moins à la question de la paysannerie comme acteur politique. Il est également possible d’observer des contestations des politiques néolibérales, favorables aux logiques de marché, productrices d’accaparement ou de concentration des terres par certaines élites (Lavigne Delville, 2016), même si elles apparaissent moins structurées (Ansoms, 2009).
Pour ce qui est des « sorties de conflit » violent, dans les régions ayant connu des conflits armés prolongés en Afrique et en Amérique latine, les initiatives se sont focalisées, au départ, sur le rôle des élites plutôt que celui des paysanneries ; puis, des efforts visant à « (re-)construire localement la paix » ont émergé, les prenant plus fortement en compte (Keen, 2012). En effet, plusieurs études ont montré une forte imbrication entre conflits et identités ethniques (Mudinga, 2017). De fait, les mobilisations armées les plus actives ont été observées parmi les paysanneries ayant réussi à articuler discours ethnique et identité paysanne (Nyenyezi Bisoka, 2019), sans pour autant que cette identité paysanne partagée ne fortifie la paix au sein des paysanneries ou n’empêche la cristallisation de conflits intra et inter-paysanneries ethnicisés sur fonds de logiques d’intérêts communautaires ou personnels.
Toutes les disciplines – l’économie, la sociologie, l’anthropologie, le droit, la géographie, l’histoire, la science politique, la démographie – pourront être mobilisées pour traiter cette thématique et nous invitons les auteurs et autrices à rédiger, sans exclusive, leur proposition d’article puis leur contribution au travers de trois axes thématiques :
Axe 1 : Épistémologie, théorie et éthique dans les études liant les paysanneries et les conflits
Lier paysanneries et politique dans les débats sur les conflits armés signifie surtout procéder à un décentrement épistémologique, pour proposer des choix théoriques et conceptuels, des considérations allant au-delà d’un regard stato-centré, et plaidant plutôt pour une « réalité située ». Ceci implique de justifier la nécessité de se concentrer sur les « marges » (paysans) et de s’écarter des approches centrées sur les élites. Par suite, ce sont les analyses des relations entre ces marges et les processus politiques, aux échelles locales du quotidien, qui en seront renforcées (Scott, 1998). Cela peut également impliquer de partir de cas concrets pour préciser les éléments théoriques de paysannerie, de paysan, etc. (Peemans, 2002) mais également de proposer un débat sur les positionnements éthiques qui influencent les choix conceptuels dans ces études (Bahati Shamamba et al., 2021). Qu’est-ce que la paysannerie comme acteur politique dans un contexte de conflit ? Qu’est-ce qui permet, empiriquement, de juger d’une autonomie organique et politique de la paysannerie face à la pluralité d’acteurs et de situations ? Comment s’articulent les dimensions d’accès et d’économie morale dans diverses revendications au sein de conflits dans lesquels les paysans sont impliqués ?
Axe 2 : Modalités de conflictualité, rapports entre acteurs et impacts sur les paysanneries
Penser les rapports entre les paysanneries et le politique/les politiques, dans des contextes liés aux conflits armés, c’est définir la manière dont ces rapports sont façonnés par les modalités de conflictualité. Il peut s’agir du terrorisme, des guerres civiles, des conflits interétatiques (Kaldor, 2012), des groupes armés, des groupes d’auto-défense, etc. Dans tous les cas, il est intéressant de voir comment se forgent des formes d’assujettissement ou d’agency pour les paysanneries. Ceci offre la possibilité de revenir sur les revendications politiques des paysans et leur rapport à l’État (Peemans, 2002). Quel sont les rapports entre conflits armés et paysanneries ? Dans quelle mesure ces conflits affectent-ils les territoires et les modes de vie des paysans ? Comment les paysans interagissent-ils avec les acteurs au conflit ? Comment ces actions redéfinissent-elles le rapport entre les paysanneries et l’État ? Alors que nombre de paysanneries sont désormais moins considérées comme autocentrées, comment les relations tissées avec les acteurs extérieurs, dans différents conflits, les transforment-elles ? Comment, par exemple, la bureaucratisation du peacebuilding brouille-t-elle les frontières de la paysannerie d’un point de vue pragmatique ?
Axe 3 : Les interventions de pacification dans/avec les paysanneries
Les peace and conflicts studies constituent l’un des domaines de recherche les plus normatifs des sciences sociales dans la mesure où ces études sont pensées à l’aune d’un postulat moral favorable à la paix (Boutros-Ghali, 1992) et influencent les interventions d’organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales en Afrique comme en Amérique latine. Quelle place est réellement dévolue aux paysanneries dans ces interventions ? Quels sont les relations entre modalités pratiques de « prise en compte » des paysanneries et fonctionnalité des interventions ? Quels sont les rapports entre les dynamiques locales dans les opérations de peace building et les paysanneries ?
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