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Appel
Date limite de soumission : vendredi 1er mai 2020
Colloque organisé par le Centre de recherches historiques (CRH- EHESS), le centre Georges Chevrier (UB, UMR CNRS) et l’Institut universitaire de France, à Dijon, les 16 et 17 novembre 2020.
Projet coordonné par Jean-Baptiste Fressoz (CNRS-EHESS), François Jarrige (Université de Bourgogne-IUF) et Anna Safronova (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) anna.safronova chez univ-paris1.fr
La manivelle est un dispositif apparemment simple, si simple que son étude historique semble devoir s’arrêter là où l’industrialisation commence[1]. Au milieu du XXe siècle, Haudricourt est l’un des rares à s’y est intéressé. Il observait que les historiens ne parlent de moteur qu’à partir de la vapeur. Mais « il est un autre moteur, dont on ne pense pas qu’il ait une histoire : il en a une cependant, et d’intérêt singulier : c’est le moteur humain. Ne croyons pas usuels dès l’origine des gestes qui nous paraissent d’une simplicité immémoriale : ils ont varié au cours des âges – et tour à tour, ils ont influencé les mécanismes qu’ils faisaient mouvoir et subi en retour l’influence de ceux-ci » (Haudricourt, 1940, p. 131-132).
Si elles mettent d’abord en mouvement des petits moulins à bras, les manivelles vont au cours des XVIIIe et XIXe siècles être appliquées à une grande diversité de procédés et de mécaniques. Les premières machines industrielles ne fonctionnent pas au charbon et à la vapeur mais grâce aux manivelles : c’est un moyen simple pour accroître le travail produit par les bras de l’homme et de la femme alors que l’industrialisation passe moins par les grandes usines que par l’intensification du travail des êtres vivants. Dans le secteur textile, la manivelle est ainsi le premier moteur de l’industrialisation, c’est elle qui actionne les petites machines à filer (celles de James Hargeaves) ou à tondre. Grâce à la manivelle on peut utiliser des agents humains sans qualification pour actionner les mécanismes, qu’il s’agisse de femmes et d’enfants. Les manivelles étaient souvent de petits moteurs actionnés par des enfants, comme celles qui étaient utilisées dans les premières filatures mécanisées[2].
L’un des partis-pris de cette journée d’étude sera d’insister sur la modernité de la manivelle au XIXe siècle et sur son rôle central dans le processus d’industrialisation. Moderne, la manivelle l’est tout d’abord, car elle profite des progrès de l’étude du mouvement, de la cinétique qui permet par exemple de calculer avec précision la taille et le poids des volants d’inertie. Moderne, elle l’est aussi car elle profite des perfectionnements de la métallurgie et de la mécanique (baisse du cout de la fonte, ajustement des engrenages, des vis sans-fin, lubrification, réduction des frottements…). Au même titre que les machines à vapeur, le moteur humain, en gagnant en efficacité, gagne en utilité et donc en opportunité d’usage.
La manivelle ne s’efface donc pas avec la croissance du charbon. Au contraire : dans le monde agricole, le développement du machinisme dans la seconde moitié du XIXe siècle (hachoirs, concasseurs et autres batteuses mécaniques) repose à la fois sur les machines à vapeur (et les chevaux) et sur la force humaine. La nature très technique de la manivelle ressort d’ailleurs bien dans l’importance des grandes entreprises dans son développement : ce sont de grandes multinationales comme Ransomes ou Mc Cormick qui accaparent le marché de l’outillage agricole en Europe comme en Amérique. Avant le développement de l’électricité, énergie musculaire et énergie fossile ne s’opposent pas : les mécaniques à bras restent parfaitement compétitives dans les petites et moyennes unités productives.
Au XXe siècle encore la manivelle est loin d’avoir disparue. C’est grâce à elle que s’engage la mécanisation des travaux domestiques, qu’il s’agisse des premières machines à laver, ou des divers moulins-légumes et petits équipements domestiques comme ces appareils commercialisés par l’entreprise Moulinex au milieu du XXe siècle, tous à manivelle avant que s’opère l’électrification (Delaunay, 2003). Les ustensiles ménagers à manivelle, mixeur, moulin à grains, prolifèrent dans les sociétés de consommation. Citons encore l’exemple de la mitraillette ou du cinéma qui, à ses débuts, recouraient massivement aux manivelles. Influencé par le mécanisme des machines à coudre, le Cinématographe Lumière utilise ainsi une manivelle actionnée à la main, et ce système résiste longtemps à l’électricité : on continue jusque dans les années 1920 à entraîner à la manivelle appareils de prise de vues et projecteurs, ce qui engendre des irrégularités de cadence.
Là où l’électricité et le moteur à explosion restent inaccessibles, la manivelle demeure longtemps une technique centrale. Sur les terrains militaires et dans les colonies le système manivelle-dynamo permet ainsi e développement de la radio en dehors du réseau électrique.
En Union Soviétique et en République populaire de Chine, la mécanisation et la technologie moderne sont censées apporter l’émancipation aux travailleurs dans la société socialiste. Or, dans la pratique, l’usage des technologies ne correspond pas à l’image véhiculée, et l’essor de la grande industrie ne signe pas la fin de la manivelle. En Union Soviétique, ces dernières sont omniprésentes dans les secteurs de la petite industrie au moins jusqu’aux années 1950. Les batteuses, les écrémeuses et d’autres machines agricoles à manivelle de fabrication artisanale locale continuent à être produites et utilisées. Si le discours officiel met le tracteur en avant, on trouve également partout des machines à manivelle. Ainsi, l’écrémeuse manuelle devient un symbole d’un futur prospère promis aux campagnes soviétiques par l’industrialisation dans le film La ligne générale de Sergei Eisenstein (1929). Les immeubles collectifs modernes, présentés comme le nouveau mode de vie rationnel, sont munis de lave-linge à manivelle. Au fur et à mesure que l’électricité se développe, la manivelle ne disparaît pas pour autant. Dans l’économie de pénurie de l’Union Soviétique, les rouets continuent à être utilisés jusqu’aux années 1990 pour filer la laine, pallier l’absence des fils industriels.
De nouvelles machines actionnées par une manivelle continuent à être utilisées et produites encore aujourd’hui. En Inde, les sites de vente en ligne proposent des petites meules en pierre individuelles, accompagnées de références ayurvédiques sur les biens-faits du dispositif pour la santé féminine. L’usage d’un moulin ancestral (traditional chakki) participe dans ce cas à inventer la tradition.
En Occident, on assiste à la prolifération d’initiatives low-tech proposant la manivelle comme une source d’énergie, en remplacement notamment de l’électricité. À l’inverse, la manivelle peut être présentée comme une innovation, s’intégrant commercialement au discours dominant. C’est par exemple la cas de la start-up néerlandaise MONONO, qui lance en 2016 un lave-linge Gentelwasher à manivelle : elle serait « de 50 à 100% plus efficace et plus rapide qu’une machine lave-linge régulière », selon le site officiel de l’entreprise. D’une manière ironique, cette machine à manivelle est proposée comme une innovation aux portoricains, indiens et malawiens qui n’ont pas accès à l’électricité, – retournement qui ne modifie pas la dynamique coloniale d’introduction d’une technologie depuis l’extérieur.
A partir de ce dispositif, l’enjeu sera donc d’interroger un monde de techniques largement invisibles en dépit de leur omniprésence, d’explorer les innovations incrémentales modestes, la persistance de mécanismes simples pour répondre à l’accroissement de la demande énergétique. Il s’agira de croiser un questionnement épistémologique sur l’écriture de l’histoire des techniques tout en éclairant ce qu’est la manivelle, à quoi elle sert, et comment elle contraint l’historien à décaler le regard par rapport aux innovations qui sont généralement au cœur de son récit. A l’âge des interrogations sur les « transitions énergétiques » et l’invention de technologies économes en ressource, la question des manivelles invite à penser une histoire désorientée des technologies.
Lors de la journée d’étude, il s’agira donc de penser la persistance de la manivelle mue par la force humaine, alors même que de nouvelles sources d’énergie viennent se superposer. Dans quelle mesure les manivelles ont-elles accompagné la mécanisation de la production hier comme aujourd’hui ? Comment ont-elles façonné l’industrialisation contemporaine ? Comme ces techniques à manivelle coexistent avec la grande industrie ? Dans quels espaces et sous quelles modalités cette cohabition a-t-elle lieu ?
Propositions d’axes de réflexion :
Axe 1 : La théorie de la manivelle et l’optimisation du dispositif.
Axe 2 : La manivelle moderne comme somme de perfectionnements et d’innovations incrémentales.
Axe 3 : La pluralité et la quantification des usages de la manivelle de la fin du XVIIIème au XXIème siècle dans le monde, dans l’atelier artisanal et industriel aussi bien que dans le monde rural et les foyers domestiques.
Axe 4 : Imaginaires de la manivelle, disqualifications et réinventions.
Axe 5 : La manivelle comme exemple de « symbiose énergétique ».
Modalités de soumission et calendrier
Les propositions de communication, de 500 mots environ, rédigées en français ou en anglais, accompagnées d’un bref CV sont à envoyer avant le 1er mai 2020 à jean-baptiste.fressoz chez ehess.fr, francois.jarrige chez u-bourgogne.fr, anna.safronova chez univ-paris1.fr
La réponse aux propositions de communications parviendra en juin 2020.
Une publication des actes est prévue en 2021.
Pour plus d’informations, contacter anna.safronova chez univ-paris1.fr
Organisation
Bibliographie
Quynh Delaunay, Société industrielle et travail domestique : L’électroménager en France (XIXe-XXe siècle), L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2003.
David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013
Jean-Baptiste Fressoz, « Pour une histoire désorientée de l’énergie », Entropia, 2013, vol. 15, p. 173-187.
Giedon, La Mécanisation au pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, trad. De l’américain par Paule Guivarch, Paris, Centre Georges Pompidou, , 1980.
André-Géorges Haudricourt, « Les techniques : contribution à l’étude du moteur humain », Annales d’histoire sociale, 1940, vol. 2, n°2, p. 131-132
Irfan Habib, « Pursuing the History of Indian Technology : Pre-Modern Modes of Transmission of Powe », Social Scientist, 20(3–4), Mar–Apr 1992, 1–22.
Daniel Headrick, The Tentacles of progress : technology transfer in the age of imperialism, 1850-1940, New York, Oxford university press, 1988.
Tim Ingold, « L’Outil, l’esprit et la machine : Une excursion dans la philosophie de la « technologie » », Techniques & Culture, 54-55, 2010, p. 291-311
Bruno Jacomy, Une histoire des techniques, Paris, Le Seuil, 1990, p. 161.
François Jarrige et Alexis Vrignon, Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, Paris, La découverte, 2020.
Benjamin Ravier-Mazzocco, « Voir et concevoir : les théâtres de machines (XVIe-XVIIIe siècle) », thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013
Raphael Samuel, « Workshop of the World : steam power and hand technology in mid-Victorian Britain », in J. Hoppit et E. A. Wrigley (eds.), The Industrial revolution in Britain, Oxford et Cambridge, MA, 1994, vol. , p. 197-250.
Lynn White, Technologies médiévales et transformations sociales, Paris, La Haye, 1969.
[1] L’étude de la Manivelle représente en effet un problème classique de l’histoire moderne des techniques, en revanche les spécialistes de l’industrialisation et des périodes plus récentes ne lui ont accordé aucune attention. Malgré sa simplicité, ce dispositif semble avoir été peu utilisé dans l’Antiquité et ce n’est qu’avec les moulins à bras médiévaux que semble apparaître une manivelle rudimentaire, simple poignée qui permet de moudre le grain par des mouvements d’aller-retour. Les premières représentations de manivelles apparaissent aux XIe et XIIe siècles, puis leur usage s’étend et se diversifie au fur et à mesure des développements techniques et industriels des siècles suivants et de leur demande énergétique croissante. Il faut attendre la Renaissance pour observer l’essor du système bielle-manivelle, la transformation d’un mouvement circulaire en mouvement linéaire semble en effet peu naturel, d’autant qu’il existe des obstacles complexes comme le frottement des pièces. (Jacomy, 1990, p. 161 ; L. White, 1969, p. 119).
[2] Comme le notait l’anthropologue Tim Ingold, les manivelles représentent une étape décisive dans l’invention des machines et de la technologie, ce sont elles qui marquent la distinction entre outil manuel et machine.
Colloque
16-17 novembre 2020 (Dijon)
Page créée le mardi 28 janvier 2020, par Dominique Taurisson-Mouret.