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Mardi 12 février 2019
« Alors que l’Union indienne est sur le point de fêter ses soixante-dix ans d’indépendance, l’édition de l’œuvre du politiste Georges H. Gadbois en 2017 est un symbole. L’ouvrage dont il est ici question porte sur l’étude d’une institution clef du système constitutionnel de l’Union, en l’occurrence la Cour suprême. L’auteur, récemment décédé, en était l’un des plus grands spécialistes. Rédigé en 1964, l’ouvrage entend livrer une étude contemporaine des premières années du fonctionnement de la plus haute juridiction de l’Inde fédérale, sans toutefois négliger une perspective historique. En effet, le politiste s’intéresse d’abord à la Federal Court of India ou Cour fédérale indienne (CFI), avant d’en arriver à la Cour Suprême elle-même.
La Cour fédérale indienne est présentée dans les deux premiers chapitres comme l’ancêtre de la Cour suprême. Elle voit le jour sous l’Empire colonial dans le contexte d’une fédéralisation progressive de l’Inde, programmée par le Government of India Act (GIA) de 1935. Cette juridiction transitoire entre officiellement en fonction le 1er octobre 1937. Son impact et sa portée pratique sont restreints – quoique non négligeables – pour plusieurs raisons. Elle s’intègre d’abord difficilement dans le schéma juridictionnel de l’Inde coloniale. De plus, sa compétence, strictement encadrée, est principalement limitée aux litiges entre Provinces ou bien entre celles-ci et le Gouvernement central, lorsqu’ils ont pour objet l’interprétation du GIA. De manière générale, la création de la CFI est le résultat d’un compromis entre tenants et opposants d’une Cour fédérale.
Le contexte de l’après-seconde guerre mondiale accélère les débats autour de la décolonisation. La question de l’indépendance politique de l’Inde revient sur les devants de la scène internationale. Or, comme le souligne G.H. Gadbois, l’indépendance ne peut pas être pensée sans autonomie judiciaire. L’une des ambitions du Drafting Committee ou Comité de rédaction1 de la Constitution est d’offrir une Cour suprême à l’Union indienne, ce qu’analysent les chapitres 3 et 4. Celle-ci est instaurée par la nouvelle Constitution qui entre en vigueur le 26 janvier 1950. L’auteur commence par étudier le statut de juge régulé par l’article 124 de la Constitution. Après quoi, il expose les trois compétences de la Cour suprême : compétence générale en tant que juridiction de première instance, compétence d’appel et compétence de conseil. Sa compétence originelle est régulée par les articles 131 et 32 de la Constitution et elle est double : 1) une compétence qui consiste à connaître les litiges impliquant l’État fédéré et l’État fédéral ce qui est caractéristique des juridictions supérieures dans les États fédéraux, 2) une compétence cette fois-ci propre à la Constitution indienne, et qui octroie la possibilité à tout justiciable qui aurait subi une violation de ses droits fondamentaux d’exercer un recours direct auprès de la Cour suprême2 . L’auteur revient par ailleurs sur les différentes compétences d’appel de cette cour en matières constitutionnelle, civile et criminelle. Il nous rappelle également qu’elle peut se prévaloir d’une compétence extraordinaire d’appel en vertu de l’article 136 de la Constitution. Enfin, la Cour peut être saisie pour avis sur demande du Président de l’Inde en vertu de l’article 143(1).
Outre cette présentation de la Cour suprême indienne, l’auteur analyse la place qu’elle occupe au sein du système constitutionnel indien ainsi que l’impact de sa jurisprudence sur la conception de la démocratie en Inde (chapitres 5 et 6). Il met en évidence l’état de tension permanent qui existe entre le Parlement, le Gouvernement et la Cour suprême. L’auteur illustre ces relations conflictuelles à partir des deux thèmes clefs que sont le débat autour de la détention arbitraire et celui portant sur la propriété du fait des pratiques d’expropriations terriennes. Dans la dernière partie de l’ouvrage, G.H. Gadbois revient sur la politique sociale de la Cour suprême. Il montre que malgré une interprétation plutôt extensive des droits fondamentaux, la haute juridiction est tout de même limitée face aux aux autres institutions, que ce soit sur le plan constitutionnel ou politique.
A notre sens, cet ouvrage sera utile pour ceux que l’Inde coloniale intéresse aussi bien que pour ceux qui travaillent sur les institutions postcoloniales. Il comporte en effet de nombreuses qualités. Le propos est clair, à la fois précis et concis. Le lecteur sera aussi impressionné par la diversité des sources mobilisées et le nombre important de cas juridiques exposés (plus de 170), en illustration de chacune des différentes compétences. C’est une manière de familiariser le lecteur avec la méthode d’interprétation de la Cour suprême – laquelle privilégie une approche littérale de la Constitution – ce qui nous informe aussi sur sa place dans le système politique indien. De manière générale, l’ouvrage est très instructif sur l’écriture de la Constitution indienne, notamment les articles relatifs à la Cour suprême. Ceux-ci s’inspirent non seulement de certains textes britanniques mais aussi des constitutions américaine et japonaise (pour ne citer qu’elles).
Cela étant dit, on regrettera la dimension principalement institutionnelle et formelle de cette étude. Celle-ci repose en partie sur l’usage de statistiques dans une perspective « jurimétrique » ce qui permet bien de révéler l’activité de la Cour. En revanche, il manque une approche de sociologie et de science politique3 . De ce point de vue, l’ouvrage s’adresse essentiellement à un public de juristes, familiarisé avec le droit et la technicité juridique. G.H. Gadbois était probablement conscient de ce parti pris institutionnel – comme l’indique le constitutionnaliste Vikram Raghavan4 . On peut également trouver confirmation de cela dans le fait qu’il a ensuite réalisé une étude portant sur quatre-vingt-treize juges indiens. D’abord fasciné par la Cour suprême en tant qu’institution, G. H. Gadbois a ensuite voulu comprendre les personnalités des juges, leurs opinions politiques, dans la perspective d’expliquer les décisions judiciaires mais aussi de les prévoir – ce qui n’est pas sans rappeler le réalisme (aussi bien américain de Holmes que scandinave tel que défendu par Alf Ross)5 .
Notes :
1. Elle est réunie en 1947. A sa tête se trouve B.R. Ambedkar, considéré comme étant le père de la Constitution indienne.
2. Caractéristique qui est qualifiée de « l’âme de [la] Constitution » par B.R. Ambedkar, qui en fait son essence. Les différentes requêtes mentionnées par l’article sont déjà présentes dans la législation indienne mais elles ont désormais une valeur constitutionnelle : aucune législation ne peut les contrecarrer. Voir Vasant Moon (ed.), Dr. Babasaheb Ambedkar writings and speeches. Vol. 13., New Delhi : Dr. Ambedkar Foundation, 2014, p. 466-468. Version numérique : https://www.mea.gov.in/Images/attach/amb/Volume_13.pdf
3. Le lecteur a par ailleurs besoin d’une vision globale sur le plan sociologique de l’état de l’Inde coloniale et post-coloniale. Cf., inter alias, SHANI Ornit, How India became democratic, Cambridge : Cambridge University Press, 2017, 296 p.
4. « Gadbois has always believed he was first and foremost an institutional historian of the Court », in RAGHAVAN Vikram, “Remembering George Gadbois, American Scholar of the Indian Supreme Court”, The wire, 28 février 2017, < https://thewire.in/law/remembering-george-gadbois-american-scholar-indian-supreme-court > (consulté le 12/11/2018)
5. Georges H. GADBOIS , Judges of the Supreme Court of India : 1950-1989, New Delhi : Oxford University Press, 2011, 456 p.
Page créée le mardi 12 février 2019, par Dominique Taurisson-Mouret.