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Vers un renouveau des études soudanaises en France ? : à lire dans les Carnets de l’IREMAM

jeudi 29 novembre 2012

Lire l’article dans les Carnets de l’IREMAM : « Vers un renouveau des études soudanaises en France ? »

Le Soudan, les deux Soudans depuis l’indépendance du Sud en juillet 2011, ont toujours été un objet de recherche marginal, si ce n’est insolite, dans le paysage académique français et plus largement francophone. Ceci est sans doute dû, dans une large mesure, à la situation de “marginalité multiple” (Ali Mazrui 1971) caractéristique du Soudan à l’ère contemporaine : il s’agit d’un espace frontière entre le Moyen-Orient et l’Afrique et, à l’intérieur du continent africain, d’une région charnière entre l’Afrique arabophone et l’Afrique anglophone, l’Afrique musulmane et l’Afrique chrétienne, l’Afrique de l’ouest et l’Afrique de l’est. A ce que mit en avant Mazrui il y a plus de quarante ans, il faut ajouter, en ce qui concerne l’expérience impériale/coloniale du Soudan, les impérialismes successifs que connut le pays (ottomano-égyptien de 1820 à 1885 et anglo-égyptien de 1899 à 1956), l’anomalie légale que constituait le Condominium anglo-égyptien et le rattachement du Soudan au Foreign Office britannique plutôt qu’au Colonial Office durant la première moitié du XXe siècle. En outre, le Soudan ne fut jamais la cible d’un mouvement de colonisation important en provenance de la métropole, à la différence du Kenya par exemple. C’est pourquoi le Soudan a suscité un intérêt limité dans l’ex-métropole britannique, tant dans la production littéraire et cinématographique “populaire” que dans l’univers académique. Enfin, l’obstacle linguistique a contribué à reléguer le Soudan à la périphérie des recherches universitaires francophones.

A la lumière de ce contexte historiographique, l’on ne peut que saluer l’initiative d’Elena Vezzadini et de Pierre Liguori, deux historiens appartenant à la nouvelle génération de Soudanistes, d’organiser une journée d’études entièrement consacrée au(x) Soudan(s) à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Rassemblant une dizaine d’intervenants d’horizons disciplinaires différents, cette journée se tint le 12 novembre 2012 dans les locaux du Centre d’Études africaines (CEAf) et de l’Institut d’Études de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM). A mon sens, l’intérêt de l’événement réside à la fois dans sa pluridisciplinarité (histoire, anthropologie, sciences politiques et linguistique étaient au menu du jour) et dans son caractère plurigénérationnel. Les participants appartenaient en effet à deux voire trois “générations” de chercheurs spécialisés sur le Soudan. Nous eûmes le plaisir de voir, au sein du public, des membres de la génération précédente, tels que Marie-José Tubiana et Nicole Grandin, deux pionnières des études soudanaises en France à l’ère postcoloniale.

La journée fut ouverte par Heather J. Sharkey (University of Pennsylvania, chercheuse invitée à l’IISMM), l’une des figures centrales des recherches historiques actuelles sur le Soudan. A travers un retour sur les grandes étapes de l’histoire contemporaine du Soudan (1820-présent), sa communication visait à repenser l’histoire soudanaise pour, d’une part, questionner la dichotomie Nord-Sud et, d’autre part, localiser l’idée d’un Soudan et de deux Soudans dans le flux de l’histoire contemporaine de la région. Elle s’acheva sur une interrogation particulièrement intéressante : étant donné la quasi-unanimité des Sud-Soudanais en faveur de l’indépendance lors du référendum de janvier 2011 (presque 99% des votes), il est, tentant, pour les historiens du Soudan, de voir la séparation du Nord et du Sud comme la seule trajectoire historique possible. A partir de maintenant, comment les historiens devraient-ils écrire l’histoire soudanaise ? Comme l’histoire du Soudan ou des Soudans ? Dans quelle mesure faudrait-il ou non projeter les frontières de 2011 sur l’histoire antérieure ? Sans se laisser aller à des anachronismes trop grossiers, il me semble que l’événement majeur qu’est l’éclatement du Soudan en deux États modifie et modifiera forcément notre regard sur le passé historique soudanais. Reste à savoir comment en rendre compte -ou pas- dans nos travaux !

Quelles que soient leurs approches et leurs objets, la plupart des intervenants endossèrent la proposition contenue dans l’intitulé de la journée : aller au-delà des dichotomies simplistes -constamment employées dans les média et les rapports d’organisations humanitaires pour décrire le Soudan (Nord/Sud, Arabes/Africains, Musulmans/Chrétiens)- et affiner les catégories d’analyse pour mettre en lumière la complexité de l’histoire soudanaise. Pierre Liguori s’y employa à travers l’analyse de la construction et de la représentation du Soudan turco-égyptien par différentes figures européennes actives au Soudan durant la seconde moitié du XIXe siècle ; Anne-Claire Bonneville en montrant la vitalité et la longévité des revendications de souveraineté égyptiennes sur le Soudan jusqu’au tournant du coup d’état des Officiers libres (1952) ; Elena Vezzadini, en explorant le paradoxe d’une révolution anticoloniale (1924) en tant qu’événement ayant donné lieu à d’innombrables récits mais entouré de secrets et de non-dits (en particulier en ce qui concerne les identités très plurielles des participants à la révolution et la fracture sociale qui succéda à celle-ci, à savoir l’éviction d’officiers d’origine sudiste/servile des élites nord-soudanaises) ; moi-même, en proposant de façon un peu provocatrice le concept de “dualité multiple” pour caractériser l’expérience coloniale du Soudan contemporain (six dualismes : deux impérialismes successifs, double tutelle “coloniale” anglo-égyptienne, deux nationalismes soudanais, dissensions entre les autorités britanniques de Khartoum et le Foreign Office de Londres, division administrative, éducative et cognitive entre le Nord et le Sud-Soudan jusqu’à 1947, “nationalité” britannique et nord-soudanaise des éducateurs coloniaux du Soudan) et en examinant les répercussions de ce dualisme multiple sur les récits historiques scolaires produits après la Seconde Guerre mondiale et l’abandon de la Southern Policy (1947-1949) ; David Ambrosetti, en soulignant la diversité des stratégies des élites politiques soudanaises face aux gestionnaires internationaux des conflits armés soudanais ; Azza A. A. Aziz, en mettant en évidence la pluralité des choix thérapeutiques d’une jeune femme d’origine sud-soudanaise ayant grandi dans le Nord-Soudan (une internally displaced person) ; Barbara Casciarri, qui, en se focalisant sur les groupes pastoraux du Soudan, déconstruisit la dichotomie sédentaires/pasteurs nomades tout en exposant les processus d’”altérisation” et d’”invisibilisation” auxquels ont été sujets, à l’époque coloniale comme à la période postcoloniale, les groupes pastoraux ; Catherine Miller (IREMAM), enfin, qui proposa une réflexion critique sur les catégorisations ethno-linguistiques des sociétés soudanaises en usage parmi les acteurs historiques et les chercheurs (en particulier les linguistes), notant le caractère singulièrement résilient de catégories pourtant taxées par certains (Abdelhay, Makoni) d’”inventions coloniales”.

En dépit de la nature quelque peu disparate des communications, une grande marge de liberté ayant été octroyée aux intervenants, cette journée d’études fut un moment important à trois égards au moins : elle permit de mettre en réseau des Soudanistes trop peu liés les uns aux autres, de donner un espace de discussion à des recherches récentes et, finalement, de contribuer à la visibilité -et espérons-le à un renouveau- des études soudanaises en France. En souhaitant que cet événement soit suivi par d’autres initiatives du même type, que ce soit au niveau français, européen ou international !

Voir les résumés des communications présentées : http://iremam.hypotheses.org/918

MAZRUI Ali, “The Multiple Marginality of the Sudan”, in HASAN Yusuf F. (éd.), Sudan in Africa. Khartoum, Khartoum University Press, 1971, p. 240-255.


Voir en ligne : Carnets de l’IREMAM

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